Sous le quatrième consulat de Valérien et le troisième de Gallien, trois jours avant les Calendes de septembre (30 août), à Carthage, dans la salle d’audience, le proconsul Paternus dit à l’évêque Cyprien : « Nos très saints empereurs Valérien et Gallien ont daigné me faire savoir par courrier que ceux qui ne pratiquent pas la religion romaine sont néanmoins tenus de prendre part à ses cérémonies. J’ai donc ouvert une enquête à ton sujet. Qu’as-tu à me déclarer ? »
L’évêque Cyprien : « Je suis chrétien et évêque. Je ne connais pas d’autre Dieu que le Dieu unique et véritable, qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent. Ce Dieu, nous le servons, nous les chrétiens, nous le prions jour et nuit, pour nous, pour tous les hommes et pour le propre salut des empereurs. »
Paternus : « Persévères-tu dans ta croyance ? »
Cyprien : « Une croyance juste, qui connaît Dieu, est immuable. »
Paternus : « Tu es donc prêt à l’exil, selon l’arrêté de Valérien et Gallien ? Tu partiras à Curubis »
Cyprien : « Je pars. »
Paternus : « Le courrier qu’ils m’ont envoyé ne concernait pas seulement les évêques, mais aussi les prêtres. Je te prie donc de me donner les noms des prêtres domiciliés dans notre ville. »
Cyprien : « Vos lois ont assez de sagesse et de tenue pour condamner les délateurs. Aussi ne révélerai-je pas l’identité de ces prêtres. Vous les trouverez bien dans leurs cités. »
Paternus : « Aujourd’hui même, je les fais rechercher dans notre ville. »
Cyprien : « Notre règle interdit que l’on se livre soi-même aux autorités ; à toi aussi, sans doute, ce zèle semblerait de mauvais aloi. Ils ne vont donc pas se dénoncer les premiers. Mais, en les cherchant, tu les trouveras.
Paternus : « Oui, je les trouverai. L’édit impérial défend aussi que l’on tienne des assemblées en quelque lieu que ce soit et que l’on pénètre dans les cimetières. Qui enfreindra cette saine mesure sera puni de mort.
Cyprien : « Exécute les ordres que tu as reçus. »
Alors le proconsul Paternus fit déporter le bienheureux évêque Cyprien, qui demeura longtemps en exil.
Cependant, le proconsul Galère Maxime succéda au proconsul Aspasius Paternus. Le nouveau venu rappela l’évêque de son bannissement et demanda à ce qu’il comparût devant lui. Le saint martyr Cyprien, l’élu de Dieu, revint donc de la ville de Curubis, où l’avait envoyé le proconsul précédent, Aspasius Paternus, et un rescrit sacré l’autorisa à séjourner sur ses terres. Là, il s’attendait tous les jours à une nouvelle arrestation, dont un songe l’avait averti. C’est donc dans cette retraite que le jour des Ides se septembre (13 septembre), sous les consulats de Tuscus et Bassus, deux officiers firent irruption. L’un était l’écuyer d’état-major du proconsul Galère Maxime, le successeur d’Aspasius Paternus, l’autre, écuyer de cavalerie, servait dans le même état-major. Ils le firent monter dans leur char, le placèrent entre eux deux, et le conduisirent à Sexti,où le proconsul Galère Maxime s’était retiré pour des raisons de santé.
Galère Maxime préféra remettre au lendemain son entrevue avec Cyprien. Le bienheureux évêque fut alors emmené chez l’officier qui était l’écuyer d’état-major de l’illustre Galère Maxime, et qui le reçut sous son toit dans un quartier appelé Saturne, entre la rue de Vénus et la rue Salutaire. Tout le peuple de ses frères vint s’attrouper à cet endroit. Quand Cyprien s’en aperçut, il ordonna que l’on mît les jeunes filles en sécurité car la foule était massée dans la rue, devant la porte de l’officier, son hôte.
Le lendemain, dix-huitième jour des calendes d’octobre (14 septembre,voir), au matin, l’ordre du proconsul Galère Maxime avait produit son effet : Sexti regorgeait de monde. Le proconsul ordonna que Cyprien comparût devant lui, à l’atrium Sauciolum, où il siégeait. On introduisit le prisonnier.
Proconsul Galère Maxime : « Est-ce toi, Thacius Cyprianus ? »
Evêque Cyprien : « C’est moi. »
Galère Maxime : « C’est bien toi qui te fais appeler père par ces bandes d’impies ? »
Cyprien : « C’est moi. »
Galère Maxime : « Nos très saints empereurs te somment de participer aux sacrifices. »
Cyprien : « Je n’en ferai rien. »
Galère Maxime : « Prends garde à toi. »
Cyprien : « Exécute les ordres que tu as reçus. Dans une affaire aussi simple, tu n’as pas à hésiter. »
Galère Maxime délibéra avec son conseil et rendit, mais à contrecœur, la sentence : « Depuis longtemps tu professes des opinions sacrilèges, tu as rassemblé autour de toi des groupes de conspirateurs criminels, et tu t’es fait l’ennemi des dieux romains et de leurs cultes sacrés. Les pieux et très saints empereurs Valérien et Gallien, nos Augustes, et Valérien, le très noble César, n’ont pas pu te ramener à l’observance de nos cérémonies. La preuve est faite que tu es l’instigateur et le porte-parole d’actions particulièrement répréhensibles. Tu serviras donc d’exemple à ceux que tu as pris pour complices de ton crime : ton sang sera versé, conformément à la loi. »
Il lut ensuite le verdict sur ses tablettes : « Thascius Cyprianus périra par l’épée. Tel est notre jugement. » L’évêque Cyprien dit : « Grâces soient à Dieu ! »
Après cette sentence, le peuple des frères s’écriait : « Qu’on nous décapite avec lui ! » Il s’ensuivit parmi eux une grande agitation, et en foule ils escortèrent le saint.
Cyprien fut conduit dans un champ très près de Sexti. Là il se dépouilla de son manteau de bure, mit genoux à terre et d’abîma dans la prière. Puis il enleva sa dalmatique et la remit aux gardes. Debout, en tunique de lin, il attendit le bourreau. Quand celui-ci fut arrivé, le martyr ordonna à ses frères de lui verser vingt-cinq pièces d’or. Et déjà les chrétiens plaçaient devant lui des linges et des toiles de lin. Puis le bienheureux Cyprien se banda lui-même les yeux et, comme il ne pouvait se lier tout seul les mains, il se fit aider par le prêtre Julien et le sous-diacre Julien. Alors le bienheureux Cyprien souffrit sa passion.
Son corps fut emporté non loin de là, pour le soustraire à la curiosité des païens. La nuit venue, on vint le prendre, à la lueur des cierges et des torches, et on l’emporta&, au milieu des prières et en grand triomphe, au cimetière du proconsul Macrobius Candidatus, situé sur la route de Mappala, près des piscines.
Le proconsul Galère Maxime mourut peu de jours après.
Le bienheureux Cyprien fut martyrisé le dix-huitième jour des calendes d’octobre (14 septembre,voir), sous les empereurs Valérien et Gallien, ou plutôt sous le règne de notre Seigneur Jésus-Christ à qui sont honneur et gloire aux siècles des siècles. Amen.
Benoît XVI, lors de l’audience générale du mercredi 6 juin 2007, a consacré sa catéchèse à saint Cyprien que l’on fête le 16 septembre (en même temps que le pape Corneille) :
Chers frères et sœurs,
Dans la série de nos catéchèses sur les grandes personnalités de l’Eglise antique, nous arrivons aujourd’hui à un éminent Evêque du III siècle, saint Cyprien, qui « fut le premier Evêque en Afrique à recevoir la couronne du martyre ». Sa réputation est également liée – comme l’atteste le diacre Pontius, qui fut le premier à écrire sa vie – à la production littéraire et à l’activité pastorale des treize années qui s’écoulèrent entre sa conversion et le martyre (cf. Vie 19, 1; 1, 1). Né à Carthage dans une riche famille païenne, après une jeunesse dissipée, Cyprien se convertit au christianisme à l’âge de 35 ans. Il raconte lui-même son itinéraire spirituel: « Alors que je gisais encore comme dans une nuit obscure », écrit-il quelques mois après son baptême, « il m’apparaissait extrêmement difficile et pénible d’accomplir ce que la miséricorde de Dieu me proposait… J’étais lié aux très nombreuses erreurs de ma vie passée et je ne croyais pas pouvoir m’en libérer, tant je secondais mes vices et j’encourageais mes mauvais penchants… Mais ensuite, avec l’aide de l’eau régénératrice, la misère de ma vie précédente fut lavée; une lumière souveraine se diffusa dans mon cœur; une seconde naissance me transforma en un être entièrement nouveau. De manière merveilleuse, chaque doute commença alors à se dissiper… Je comprenais clairement que ce qui vivait auparavant en moi, dans l’esclavage des vices de la chair, était terrestre, et que ce que l’Esprit Saint avait désormais engendré en moi était, en revanche, divin et céleste » (A Donat, 3-4).
Immédiatement après sa conversion, Cyprien – non sans être envié et en dépit des résistances – fut élu à la charge sacerdotale et à la dignité d’Evêque. Au cours de la brève période de son épiscopat, il affronta les deux premières persécutions ratifiées par un édit impérial, celle de Dèce (250) et celle de Valérien (257-258). Après la persécution particulièrement cruelle de Dèce, l’Evêque dut s’engager vaillamment pour rétablir la discipline dans la communauté chrétienne. En effet, de nombreux fidèles avaient abjuré, ou bien n’avaient pas adopté une attitude correcte face à l’épreuve. Il s’agissait des lapsi – c’est-à-dire de ceux qui étaient « tombés » -, qui désiraient ardemment revenir au sein de la communauté. Le débat sur leur réadmission finit par diviser les chrétiens de Carthage en laxistes et en rigoristes. Il faut ajouter à ces difficultés une grave épidémie de peste, qui ravagea l’Afrique et qui fit naître des interrogations théologiques angoissantes, tant au sein de la communauté, que dans la confrontation avec les païens. Il faut rappeler, enfin, la controverse entre Cyprien et l’Evêque de Rome, Etienne, à propos de la validité du baptême administré aux païens par des chrétiens hérétiques.
Dans ces circonstances réellement difficiles, Cyprien révéla de grands talents pour gouverner: il fut sévère, mais non inflexible avec les lapsi, leur accordant la possibilité du pardon après une pénitence exemplaire; il fut ferme envers Rome pour défendre les saines traditions de l’Eglise africaine; il se démontra très humain et empli de l’esprit évangélique le plus authentique en exhortant les chrétiens à apporter une aide fraternelle aux païens durant la peste; il sut garder une juste mesure en rappelant aux fidèles – qui craignaient trop de perdre la vie et leurs biens terrestres – que pour eux la véritable vie et les véritables biens ne sont pas ceux de ce monde; il fut inébranlable dans sa lutte contre les mœurs corrompus et les péchés qui dévastaient la vie morale, en particulier l’avarice. « Il passait ainsi ses journées », raconte alors le diacre Pontius, « lorsque voilà que – sur ordre du proconsul – le chef de la police arriva à l’improviste dans sa villa » (Vie 15, 1). Le jour même, le saint Evêque fut arrêté et, après un bref interrogatoire, il affronta avec courage le martyre entouré de son peuple.
Cyprien rédigea de nombreux traités et lettres, toujours en rapport avec son ministère pastoral. Peu enclin à la spéculation théologique, il écrivait surtout pour l’édification de la communauté et pour le bon comportement des fidèles. De fait, l’Eglise est le thème qui lui est, de loin, le plus cher. Il fait la distinction entre l’Eglise visible, hiérarchique, et l’Eglise invisible, mystique, mais il affirme avec force que l’Eglise est une seule, fondée sur Pierre. Il ne se lasse pas de répéter que « celui qui abandonne la chaire de Pierre, sur laquelle l’Eglise est fondée, se donne l’illusion de rester dans l’Eglise » (L’unité de l’Eglise catholique, 4). Cyprien sait bien, et il l’a exprimé à travers des paroles puissantes, que, « en dehors de l’Eglise il n’y a pas de salut » (Epistola 4, 4 et 73, 21), et que « celui qui n’a pas l’Eglise comme mère ne peut pas avoir Dieu comme Père » (L’unité de l’Eglise catholique, 4). Une caractéristique incontournable de l’Eglise est l’unité, symbolisée par la tunique sans coutures du Christ (ibid., 7): une unité dont il dit qu’elle trouve son fondement en Pierre (ibid., 4) et sa parfaite réalisation dans l’Eucharistie (Epistola 63, 13). « Il n’y a qu’un seul Dieu, un seul Christ », admoneste Cyprien, « une seule est son Eglise, une seule foi, un seul peuple chrétien, liés en une solide unité par le ciment de la concorde: et on ne peut pas diviser ce qui est un par nature » (L’unité de l’Eglise catholique, 23).
Nous avons parlé de sa pensée concernant l’Eglise, mais il ne faut pas oublier, enfin, l’enseignement de Cyprien sur la prière. J’aime particulièrement son livre sur le « Notre Père » qui m’a beaucoup aidé à mieux comprendre et à mieux réciter la « prière du Seigneur »: Cyprien enseigne comment, précisément dans le « Notre Père », la juste façon de prier est donnée aux chrétiens; et il souligne que cette prière est au pluriel, « afin que celui qui prie, ne prie pas uniquement pour lui. Notre prière – écrit-il – est publique et communautaire et, quand nous prions, nous ne prions pas pour un seul, mais pour tout le peuple, car nous ne formons qu’un avec tout le peuple » (L’oraison du Seigneur, 8). Ainsi, la prière personnelle et la prière liturgique apparaissent solidement liées entre elles. Leur unité provient du fait qu’elles répondent à la même Parole de Dieu. Le chrétien ne dit pas « Mon Père », mais « Notre Père », même dans l’intimité d’une pièce close, car il sait bien qu’en chaque lieu, en chaque circonstance, il est le membre d’un même Corps.
« Prions donc, mes frères très aimés », écrit l’Evêque de Carthage, « comme Dieu, le Maître, nous l’a l’enseigné ». C’est une prière confidentielle et intime que celle de prier Dieu avec ce qui est à lui, d’élever vers ses oreilles la prière du Christ. Que le Père reconnaisse les paroles de son Fils, lorsque nous récitons une prière: que celui qui habite intérieurement dans l’âme soit présent également dans la voix… En outre, lorsque l’on prie, il faut avoir une façon de s’exprimer et de prier qui, avec discipline, maintienne le calme et la discrétion. Pensons que nous nous trouvons devant le regard de Dieu. Il faut être agréables aux yeux de Dieu, aussi bien à travers l’attitude du corps que le ton de la voix… Et lorsque nous nous réunissons avec nos frères, et que nous célébrons les sacrifices divins avec le prêtre de Dieu, nous devons nous rappeler de la crainte référentielle et de la discipline, ne pas disperser aux quatre vents nos prières avec des voix altérées, ni lancer avec un verbiage impétueux une requête qui doit être demandée à Dieu avec modération, car Dieu est l’auditeur non de la voix, mais du cœur (non vocis sed cordis auditor est) » (3-4). Il s’agit de paroles qui restent valables aujourd’hui aussi et qui nous aident à bien célébrer la Sainte Liturgie.
En définitive, Cyprien se situe aux origines de cette tradition théologique et spirituelle féconde, qui voit dans le « cœur » le lieu privilégié de la prière. En effet, selon la Bible et les Pères, le cœur est au plus profond de l’homme, le lieu où Dieu habite. C’est en lui que s’accomplit la rencontre au cours de laquelle Dieu parle à l’homme, et l’homme écoute Dieu; l’homme parle à Dieu, et Dieu écoute l’homme: le tout à travers l’unique Parole divine. C’est précisément dans ce sens – faisant écho à Cyprien – que Smaragdus, abbé de Saint-Michel sur la Meuse au cours des premières années du IX siècle, atteste que la prière « est l’œuvre du cœur, non des lèvres, car Dieu ne regarde pas les paroles, mais le cœur de l’orant » (Le diadème des moines, 1).
Très chers amis, faisons nôtre ce « cœur à l’écoute », dont nous parlent la Bible (cf. 1 R 3, 9) et les Pères: nous en avons tant besoin! Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons pleinement faire l’expérience que Dieu est notre Père, et que l’Eglise, la sainte Epouse du Christ, est véritablement notre Mère.
Bonne lecture et instructive en matière de moralité chrétienne. la locution: la prière « est l’œuvre du cœur, non des lèvres, car Dieu ne regarde pas les paroles, mais le cœur de l’orant » parle beaucoup et remet en cause…le dire tout les jours peut sans doute nous aider à considérer l’importance de la prière