SAINT VINCENT DE PAUL ESCLAVE A TUNIS VERITE OU FANTAISIE?

CONFERENCE DU P. SILVIO MORENO SUR SAINT VINCENT DE PAUL ET LE RECIT DE SON VOYAGE EN TUNISIE AU COLLOQUE INTERNATIONAL SUR LE THEME: LA TUNISIE SOUS LA PLUME DES VOYAGEURS A L’EPOQUE MODERNE (1492-1789) AU PALAIS DE L’ACADEMIE TUNISIENNE DES SCIENCES DES LETTRES ET DES ARTS BEIT AL-HIKMA

Mercredi 25 octobre 2017 à Tunis

Nous placerons notre présentation sur la polémique du voyage de saint Vincent de Paul en Tunisie dans le 1° axe du colloque : « 1-Le premier entreprendra de poser le rapport de l’écriture à la réalité et de s’interroger sur sa part de vérité. Ce genre multiforme (récit de voyage) se veut objectif, neutre, rendant avec exactitude des faits historiques, mais il peut être aussi à la merci de l’écriture fantaisiste, romanesque, reconduite en clichés, faisant appel aux poncifs littéraires au point de transformer la terre visitée en lieu de fantasmes ».

 Saint Vincent de Paul, religieux chrétien

Esclave en Tunisie : vérité ou fantaisie ?

Année 1605. Un récit saisissant du voyage du jeune prêtre Vincent de Paul en Tunisie. Prisonnier, esclave et alchimiste… un voyage qui touche l’écriture aventuriste et fantaisiste, mais qui n’y rentre pas. Pourtant un voyage très polémique : vérité ou fiction ? Vincent de Paul, a-t-il véritablement été en Tunisie ? Si oui, pourquoi voulait-il, alors, se débarrasser de lettres du récit du voyage ? Mais s’il n’y a jamais mis les pieds, qu’est-ce qui l’a poussé à imaginer son esclavage en Tunisie alors que son parcours de vie et son caractère ne sont pas enclins à ce genre d’activités ? Pourquoi l’aurait-t-il imaginé ? Comment et où aurait-t-il puisé tant de détails sur les lieux et les différents personnages…?

1. Une brève présentation de la vie de Saint Vincent de Paul. Accent sur sa conversion spirituelle : c’est la clé d’interprétation de la polémique autour des lettres

Naissance : 24 avril 1581 (XVIème siècle)

Il est ordonné prêtre à 19 ans le 23 septembre 1600. Recherche d’un bénéfice ecclésiastique. Immaturité et superficialité. Contexte de son esclavage en Tunisie.

1605 enlèvement par les pirates et esclavage en Tunisie. Il a 24 ans. Fin esclavage 1607.

Dix ans plus tard, en 1617, deux évènements vont bousculer toute sa vie de prêtre et une extraordinaire conversion se produit. Découverte de la misère spirituelle et de sa véritable vie sacerdotale. A mon avis ceci est important pour comprendre la réaction aux lettres.

Le 27 septembre 1660 saint Vincent de Paul meurt à 79 ans. Il a été canonisé en 1737.    

2. Une brève description des deux lettres en questions sur le voyage et esclavage en Tunisie

Tout ce que nous savons de la vie de Vincent de 1605 à 1607, nous le devons à deux de ses lettres écrites le 24 juillet 1607 et le 28 février 1608, une depuis Avignon et l’autre depuis Rome. Ce sont deux lettres dont le genre littéraire est en forme de récit de voyage. 

En 1605 Saint Vincent de Paul, jeune prêtre, trouva qu’une personne qui lui portait beaucoup d’estime étant décédée l’avait institué son héritier et il fut obligé de se rendre à Marseille pour un petit recouvrement de fonds provenant de cette succession. Il se disposait à reprendre par terre le chemin de Toulouse lorsqu’un gentilhomme du Languedoc avec lequel il était logé lui conseilla de s’embarquer avec lui de Marseille jusqu’à Narbonne en lui faisant valoir des motifs d’agrément et d’économie. La mer, au golfe de Lyon, était belle le vent favorable ce petit trajet abrégeait le chemin et d’ailleurs c’était la volonté de Dieu qu’il en fût ainsi. Vincent de Paul céda sans se faire beaucoup presser et la felouque mit à la voile pour une destination qu’elle ne devait jamais atteindre.

Lors du voyage, Vincent est fait prisonnier avec tant d’autres passagers et emmené à Tunis. À cette époque, le piratage barbaresque, non loin des côtes européennes, est au plus fort. Les captifs sont entassés dans les bagnes de Tunis et d’Alger. 36 000 chrétiens sont alors répartis entre les deux villes. Durant ces deux années il est vendu à un pêcheur, puis à un vieux médecin alchimistes avec qui il apprend l’art de l’alchimie et enfin à un renégat de Nice avec qui il fera une traversée périlleuse à bord d’une simple barque pour s’échapper de la Tunisie mettant fin à son esclavage le 28 juin 1607.

La deuxième lettre raconte avec un peu plus de détails le souvenir du vieux médecin alchimiste.

3. Découvertes de lettres et demande de Saint Vincent de Paul de les détruire

On n’a jamais mis en doute l’authenticité de ces lettres : nous possédons les originaux, de la main de Vincent et avec sa signature, et les chercheurs ont patiemment reconstruit l’histoire de leur conservation. Toutes les deux sont adressées à M. de Comet, frère de l’ancien protecteur de Vincent et continuateur du soutien au jeune prêtre. Des archives de M. de Comet, passèrent à son gendre, Louis de Saint-Martin, seigneur d’Agès et avocat de la cour présidiale de Dax, marié avec Catherine de Comet et frère du chanoine Jean de Saint-Martin. Ensuite, le fils de Louis et de Catherine, César de Saint-Martin d’Agès, en hérita. C’est celui-ci qui, un jour, voulut mettre en ordre les papiers de son grand-père et qui les découvrit. Ceci arriva en 1658, alors que Vincent de Paul était déjà un personnage avec une renommée nationale et la réputation d’un saint. Le jeune Saint-Martin eut un frémissement d’émotion : il avait dans les mains la jeunesse du grand homme racontée par lui-même. Celui-ci se réjouirait sûrement de revoir ces vieux papiers qui racontaient l’aventure la plus excitante de sa longue vie ! Sans perdre de temps, il les communiqua à son oncle le chanoine. Le bon chanoine s’empressa d’écrire, à son tour, à Vincent de Paul en lui rendant compte de la trouvaille inespérée. Mais la réaction de Vincent fut bien différente de celle espérée : il la lut et la jeta au feu ; ensuite de quoi il écrivit à Jean de S. Martin pour le remercier de l’envoi de cette copie et pour réclamer avec une grande instance l’original auquel il réservait, in petto, le même destin.

Ainsi il écrivit de nouveau, le 18 mars 1660, au chanoine Saint-Martin : « Je vous conjure, par toutes les grâces qu’il a plu à Dieu de vous faire, de me faire celle de m’envoyer cette misérable lettre qui fait mention de la Turquie ; je parle de celle que M. d’Agès a trouvée parmi les papiers de M. son père. Je vous prie derechef, par les entrailles de Jésus-Christ Notre-Seigneur, de me faire au plus tôt la grâce que je vous demande».

4. Pourquoi un tel silence de 51 ans ? Pourquoi voulait-il les détruire ? Première réponse: récit imaginaire et fantaisiste. Critiques sur le texte lui-même. Analyse et véracité du texte

Le point de départ c’est le silence de Vincent de Paul sur ses lettres. Il semble que le premier à avoir lancé l’hypothèse de la fausseté du récit vincentien fut le P. Pierre Coste, mais seulement dans des cercles privés. Publiquement et dans un texte imprimé, le premier à l’avoir diffusé fut Antoine Redier, en 1927. L’année suivante, en 1928, un érudit, fonctionnaire français de la Résidence générale de Tunis, Pierre Grandchamp auteur d’un ouvrage monumental sur la présence française en Tunisie, encouragé par les affirmations de Redier, achevait une étude minutieuse et serrée des lettres de la captivité. Il critique le texte lui-même. La thèse de Grandchamp réveilla aussi la défense de saint Vincent. Dans un extraordinaire article apparu dans la revue d’histoire de l’Eglise en France et titré «Saint Vincent de Paul a-t-il été esclave à Tunis », Monsieur Guy Turbet-Delof analyse et critique les Cahiers de Tunisie, dans leur numéro de 1965 (p. 53-83) qui ont eu l’idée de réunir les trois études publiées en 1928, 1929 et 1936 par Pierre Grandchamp développant l’intuition de Redier.

Ici nous n’avons pas le temps de rentrer dans les détails, mais Grandchamp développe 24 arguments en faveur d’un récit fantaisiste de saint Vincent. Par contre, les historiens les plus compétents à la suite de Turbet-Delof affirment qu’aucun des arguments de Grandchamp ne semble convaincant. Leur accumulation, pas davantage. Ensuite ils analysent chacun des arguments en question en donnant les preuves contraires et ils concluent en disant que ces lettres, jusqu’à plus ample informé, peuvent être considérée comme récit de voyage et de captivité non imaginaires.  

5. Deuxième réponse: considérations subjectives externes au texte : sa conversion, sa congrégation religieuse et sa dignité personnelle.

Le silence de Vincent sur ses lettres et l’envie de les détruire, ne peut être analysé sans une référence au caractère total du personnage, surtout au moment de sa conversion. Nous constatons que dans son âge mûr et plus encore dans sa vieillesse, Vincent exerçait une maîtrise totale de lui-même. Il ne parle jamais d’autres évènements de sa vie sur lesquels on est parfaitement renseignés par d’autres sources. S’il fallait barrer de la vie de Vincent de Paul tout ce qu’il a délibérément tu, il faudrait supprimer d’un trait de plume des chapitres entiers de sa vie.

Mise à part aussi la croyance que Vincent avait pour les secrets d’alchimie qui n’étaient que tours de magie blanche, il y a un aspect dont l’importance a été soulignée par Turbet-Delof, c’est le remords que Vincent devait ressentir depuis sa conversion, pour avoir caché sa condition de prêtre pendant sa captivité. Avec quelle autorité morale, si son histoire était connue, pourrait-il exhorter ses missionnaires de Tunis ou d’Alger à être jusqu’à la mort des témoins du Christ ? Il ne faut pas cacher non plus quelque chose de plus grave, de plus odieux à son cœur de saint, il est convaincu que les prêtres esclaves mènent une vie déréglée, et que la validité des sacrements qu’ils administrent est bien douteuse.

De plus, en 1658, il avait entrepris d’émouvoir la société française sur le sort épouvantable des esclaves d’Afrique du nord. La publication dans ces circonstances de sa lettre de jeunesse qui, après tout, montre une version plutôt rose de la vie des esclaves n’allait-elle pas apparaître en contradiction avec le ton officiel de la propagande ?

 6. Conclusion

Que penser en définitive de la captivité de Vincent de Paul, une fois entendues les allégations de l’accusation et de la défense ?

On peut noter une contradiction chez les opposants à l’historicité de la captivité. Toute la lettre est vraie sauf la seule captivité. Un tel procédé constitue une manipulation des documents historiques : accepter ce qui s’accorde avec une thèse préconçue et refuser ce qui la contredit. La lettre doit être acceptée ou récusée dans sa totalité avec ce qui en résultera.

D’autre part, n’est-ce pas la demande faite par Vincent au chanoine de Saint-Martin de lui renvoyer ses lettres qui serait une preuve indirecte qu’elles sont vraies ? Si ce que Vincent voulait était de faire disparaître les traces de son affabulation juvénile, pourquoi ne dit-il pas, purement et simplement, à son grand ami qu’il s’agit d’un mensonge de jeunesse, d’un roman inventé par lui-même. Du moment que quelqu’un le savait, cela n’avançait à rien de détruire les lettres. Les gens au courant parleraient de lui. Il ne suffisait pas de détruire, il était absolument nécessaire -obligatoire- de démentir. Ce n’est pas l’humilité qui manquait à Vincent pour s’accuser de ce péché. Elle ne lui a pas manqué pour qualifier cet écrit de “misérable”. Il ne l’a jamais qualifié de “faux”.

Donc :

a) La plus grande partie des difficultés opposées au récit de la captivité se révèlent inconsistantes à la vue d’une longue série de témoignages parallèles et contemporains.

b) La grande majorité des faits cités par Vincent obtient une confirmation manifeste à la suite de cette confrontation et de ce que nous savons du caractère de Vincent à des époques postérieures de sa vie.

c) L’argument du silence est bien affaibli du fait des découvertes plus récentes.

En définitive la conclusion de Turbet-Delof parait s’imposer : “Je ne dis pas que tout s’est passé comme le raconte Vincent de Paul. Je me limite à affirmer que tout a pu se passer ainsi. Ni dans le texte de Vincent ni en dehors de ce texte, il n’y a rien qui permette de le récuser comme témoignage. En définitive, de deux choses l’une : ou bien Vincent a été captif à Tunis de 1605 à 1607, ou bien il faut voir dans sa lettre du 24 juin 1607 et le post-scriptum du 28 février 1608 une falsification géniale sans commune mesure avec les sources, littéraires ou non, dont il aurait pu s’inspirer”.    

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