Les bulles mariales
Les Romains et les Byzantins scellaient leurs actes officiels au moyen d’une cordelette enroulée autour du parchemin, et dont les deux extrémités traversaient (par un petit canal) l’épaisseur d’une pastille de plomb. Avec une forte pince, on écrasait le plomb sur le cordon ; il était ainsi fixé et retenu. Cette pince servait en même temps de matrice pour imprimer sur les deux faces du plomb aplati, soit une figure, soit une inscription.
A l’époque byzantine, c’était un usage général de munir d’une bulle de plomb les correspondances particulières de quelque importance comme les actes publics. Ces petites pièces de plomb recueillies par les soins du P. Delattre vont devenir les plus nombreux documents révélateurs de la dévotion mariale aux siècles anciens. Le P. Delattre commença alors à recueillir précieusement et à déchiffrer attentivement ces bulles de plomb trouvées dans le sol de Carthage après les grandes pluies. Il les appellera : « Bulles mariales » parce qu’elles portent imprimés la figure et le nom de la Sainte Vierge.
En 1888, il en possédait déjà 60 dans sa collection; en 1912, 362; et au moment de sa mort, il avait recueilli le magnifique trésor de 800 bulles. Une telle abondance de pièces mariales trouvées à Carthage mériterait d’être connue, car nulle part comme à Carthage, disait le P. Delattre, les ruines ne renferment, par le nombre et la variété, autant de souvenirs de la dévotion des anciens africains envers Marie.
Contre le mur latéral de la chapelle de N. D. de Carthage, dans l’ancienne Cathédrale de Carthage, était filées trois grandes plaques de marbre blanc. Sur la deuxième et la troisième était gravées comme en un court résumé, les principales invocations à la Mère de Dieu relevées sur les 800 bulles mariales que possédait l’ancien Musée Lavigerie (toujours sur la colline de Byrsa). Ces petites, pièces de plomb, souvent en mauvais état et ordinairement de la dimension d’une pièce de deux actuels dinars tunisiens, n’étant lisibles qu’en pleine lumière ne pouvaient pas être posées dans la Cathédrale.
Sur la face de ces bulles, apparait fréquemment l’image de la Sainte Vierge, en attitude orante (avec les mains levées) ou avec l’enfant Jésus sur sa poitrine. Au revers, on lit le nom du personnage à qui appartenait le sceau avec une allusion discrète de sa dévotion à Marie. Exemple : Sceau de Georges, Général, Serviteur de la Mère de Dieu; ou bien : Sceau de Maurice, préfet du prétoire, serviteur de la Mère de Dieu.
Sur d’autres modèles, d’un côté se trouve le nom de la Mère de Dieu, mais en lettres séparées et disposées en monogramme et de l’autre côté, une invocation par laquelle le propriétaire du sceau implore la protection de Marie. Ainsi par exemple, le 14 juin 1905, le P. Delattre se trouvait au presbytère d’Enfidaville. Il devait assister le lendemain aux travaux d’enlèvement d’une superbe mosaïque mentionnant seize martyrs et située dans la basilique d’Uppenna, monument tout entier pavé de mosaïques funéraires[1]. Le curé d’Enfidaville donna au P. Delattre un plomb à inscription provenant de Sousse, et il offrait en monogramme cruciforme l’invocation à Marie : ΘΕΟΤΟΚΕ ΒΟΗΘΕΙ et de l’autre côté on lisait : ΚΥΠΡΙΛΝΩ, nom suivit du titre de stratilate, général ou commandant d’armée[2]. L’inscription entière était donc: Mère de Dieu, protège Cyprien, le commandant d’armée.
Même si aujourd’hui nous sommes malheureusement privés de tels témoignages, nous pouvons conclure que si au temps des persécutions, le sang des martyrs qui arrosa si souvent le sol de Carthage était, selon la belle expression de Tertullien, une semence de chrétiens, « sanguis martyrum, semen christianorum », aussi les nombreux témoignages du culte de Marie aux premiers siècles trouvés par le P. Delattre, doivent être autant de germes féconds qui nous encouragent à étendre et à faire fleurir toujours davantage dans nos cœurs et dans les âmes la dévotion et l’amour de la Sainte Mère de Dieu.
La basilique de la Mère de Dieu sur la colline de Byrsa
Les anciennes basiliques elles aussi sont des preuves irréfutables de la dévotion mariale africaine et carthaginoise. Par l’historien Procope de Césarée (mort en 562) qui vécut longtemps dans la province d’Afrique, sous le règne de Justinien (Empereur d’Orient de 527 à 565), nous savons que ce prince fit élever trois sanctuaires en l’honneur de la Sainte Vierge, comme pour placer son empire sous sa protection[3]. L’un s’élevait à l’extrémité orientale de la Province à Leptis Magna (aujourd’hui Lebda en Libye). Le second, sur les rives occidentales à Cepta (aujourd’hui Ceuta, Maroc). Le troisième sanctuaire, vaste et somptueux fut construit au centre de l’Afrique byzantine à Carthage, dans l’ancien palais des rois vandales (sur la colline de Byrsa), devenu la résidence du Patrice Byzantin et dédié à la Theotokos (Mère de Dieu). Cette basilique édifiée aussitôt après la défaite du roi Gelimer en 533 à Decimum, aujourd’hui Sidi-Fatallah près de Tunis, fut comme l’ex-voto pour la reprise de Carthage par les Byzantins et la fin de l’oppression des catholiques persécutés par les ariens vandales. L’empereur Justinien désirait aussi, en la dédiant à la Mère de Dieu, obtenir la conservation, en ce pays, de la paix retrouvée et encourager le relèvement des édifices religieux et la célébration des offices du culte catholique.
L’intaille de Tazmalt (kabylie – Alger)
Bien que cette intaille ne concerne pas directement le culte de la Vierge Marie à Carthage, néanmoins à cause de ces caractéristiques nous sommes conduits à en parler. L’inscription de l’intaille en question, «Mère de Dieu, protège ta servante, Marie », a été retrouvée au XIVème siècle. Cette invocation était gravée, une moitié en grec et l’autre moitié en arabe, sur une cornaline, enchâssée dans une monture qui était portée à la manière d’une médaille. Sur la pierre précieuse, la Mère de Dieu est représentée à mi-corps, portant l’enfant Jésus, comme dans le tableau de Sainte Marie Majeure à Rome. De chaque côté du visage sont ciselées les quatre lettres grecques bien connues : MP.OY, qui sont, dans l’art byzantin, les abréviations de Meter Theou (Mère de Dieu). La deuxième partie de l’invocation se trouve en-dessous du buste en arabe : Hafdi abadatek (ya) Mariam. VII. Le tout signifie : Mère de Dieu, protège ta servante Marie. Le texte est suivi de trois chiffres arabes donnant la date de 711 de l’Egire, qui correspond à l’an 1312 de l’ère chrétienne.
On a fait plusieurs hypothèses pour expliquer la présence d’une telle médaille en plein pays musulman. Par exemple, le Cardinal Lavigerie pensait que « cet objet chrétien, a été certainement porté de loin par quelque esclave, à moins que l’on ne veuille dire que ce sont de Kabyles, encore chrétiens, qui l’ont alors acheté dans quelque voyage en Orient. Mais, même dans cette hypothèse, ce serait un souvenir de chrétiens persécutés ; car au XIVème siècle, époque à laquelle se rapporte l’objet en question, les Kabyles, surtout ceux qui pouvaient garder encore le culte de l’ancienne foi chrétienne, étaient durement opprimés par les Musulmans »[4]. Le P. Delattre, par contre, émet une autre hypothèse : « Ne pourrait-on pas supposer qu’il s’agit ici d’une pièce chrétienne destinée à être répandue au milieu des Musulmans dont on connaissait la vénération pour la Vierge Marie ?… Je croirais volontiers que l’intaille de Tazmalt a été gravée sous l’inspiration et à la demande de personnes pieuses que désiraient répandre ces sortes de médailles au milieu des Musulmans pour les engager à prière Marie que le Coran leur apprend à vénérer »[5]. Cette invocation bilingue, est donc une prière chrétienne, destinée à manifester la confiance de son possesseur envers la Sainte Mère de Dieu.
[1] Une copie de cette mosaïque est à l’entrée droite de l’archevêché de Tunis. Par contre la basilique d’Uppenna à Sidi-Abich, était entièrement pavée de mosaïques, sujets décoratifs ou symboliques et surtout de dalles de tombes avec leurs inscriptions. Toutes ces belles mosaïques aux tons chauds et variés vont former l’ornementation intérieure de l’église d’Enfidaville, aujourd’hui transformée en musée archéologique. Elle possède une riche collection de mosaïques chrétiennes unique en son genre.
[2] Delattre, L., Le culte à la Vierge…, p. 104.
[3] Cf. Procope de Césarée, Les Constructions de Justinien.
[4] Delattre, L., op.cit. p. 159-160.
[5] ibid.