Distance entre Tunis et Ain Tounga (Thignica): 86 km. 1h30 de route.
Son histoire
Le site de Thignica, aujourd’hui Aïn Tounga, se trouve à 86 km au sud-ouest de Tunis, sur la route qui conduit vers le Kef, l’antique Sicca Veneria.
La ville est signalée par Ptolémée (4.3.8) et par la Table de Peutinger (5.3). En effet jusqu’en 46 avant J.-C., Thignica faisait partie du royaume numide. Son passé préromain est illustré à la fois par son toponyme précédé par le préfixe Th– qui, dans la langue berbère, signifie source ainsi que par une dédicace à Tanit rédigée en néo-punique. L’histoire de la ville sous la domination romaine repose exclusivement sur les renseignements de l’épigraphie. Sur le plan des institutions et du statut municipal, Thignica constitue un cas unique. C’est, en effet, la seule cité de l’Empire romain qui est composée de deux parties : utraque pars civitatis Thignicensis, expression qui figure sur deux inscriptions latines (CIL VIII, 1419 = 15212 et 15207) provenant de la ville. On a longtemps considéré que cette expression était un synonyme de pagus et civitas, et que Thignica était donc une commune double, comme il en était de ses voisines Thugga et Thibursicu Bure, mais ce schéma municipal ne lui convient guère car le génitif civitatis indique bien que les deux parties dépendent de la civitas, alors que le pagus est juridiquement indépendant de celle-ci. Utraque pars serait synonyme de pars Romana et de pars Africana comme on pourrait l’inférer des exemples de Sua – où sont attestés des Afri et cives Romani Suenses – et d’Alma où il est fait mention de cives Romani Almenses, qui, dans ce cas, doivent normalement s’opposer aux Afri Almenses. À Thignica, on aurait plus simplement un groupement de citoyens romains, et sans doute carthaginois, vivant en symbiose avec (et dans) la communauté pérégrine.
Cette organisation demeura très probablement en place jusqu’à ce que la ville devienne municipe. Une inscription de l’année 229 (CIL VIII, 1406), désigne la ville comme municipium Septimium Aurelium Antoninianum Herculeum Frugiferum Thignica. La promotion de la ville est habituellement datée du règne conjoint de Septime sévère et de Caracalla, entre 198 et 211. Mais cette fourchette chronologique peut être resserrée grâce à une inscription mentionnant des flamines perpetui municipii ayant une statue à Géta César. L’absence du titre Augustus que Géta reçut en même temps que sa première puissance tribunicienne en septembre/octobre 209, permet de fixer la date de création du municipe Thignicensis entre 198 et la fin de l’année 209. Il est possible, compte tenu de l’absence de références aux deux consulats que Géta exerça en 205 puis en 208, de fixer la date de la promotion entre 198 et la fin de l’année 204. En 326-333, d’après une inscription datable de ces années-là, Thignica est toujours municipe ; nous ignorons si elle devint colonie après[1].
Présence chrétienne dans la ville
De sa vie chrétienne nous ne savons pas grand-chose. On sait que deux évêques Aufidius et Iulianus, catholique et donatiste, étaient présents à la Conférence de Carthage en 411[2]. Dans un point de vue de l’archéologie chrétienne il importe signaler la présence des épitaphes chrétiennes dans le monument à deux absides trouvé dans la partie méridionale du site. Ce complexe a fait l’objet d’un premier dégagement en 1906 sous la direction de J. Carcopino. Il a mis en évidence le secteur froid du monument et en a déduit l’existence de thermes : « La physionomie du monument, le voisinage de la courtine Sud de la forteresse byzantine où sont réunis — j’ai pris soin de le constater — tous les fragments relatifs au lavacrum de Thignica (1), l’existence même de cette canalisation double au-dessous du pavement, disposeraient assez à voir dans ces ruines les restes d’anciens thermes. Mais l’argument tiré du voisinage de la forteresse est bien fragile, et la canalisation a pu simplement avoir pour objet de recueillir les eaux des toits, et ce n’est là qu’une hypothèse. Ce qui entrave les recherches, c’est que l’édifice a été de bonne heure occupé par les Arabes. Quand elles furent découvertes par la fouille, les portes qui faisaient communiquer la salle centrale avec les salles à abside étaient hermétiquement bouchées par une super position de gros blocs : le monument public des Romains avait été transformé en trois habitations privées par les Arabes »[3].
Dans les années 1959-60, une grande partie de l’édifice a été dégagée, mais cette recherche n’a donné lieu à aucune publication. Le nouvel examen des vestiges par H. Ben Hassen au début des années 2000 aboutit à une première publication d’ensemble.
Carcopino dans son étude en 1906 signale la présence dans les thermes d’au moins deux épitaphes chrétiennes dans la salle centrale. Mais il n’arrive pas à en donner une explication malgré le fait qu’il a commencé à feuiller « à l’endroit même où les quelques vestiges apparents au-dessus du sol faisaient placer une basilique chrétienne ». Malheureusement la mission archéologique en 2012 ne dit rien non plus de ces vestiges chrétiens dans les thermes. Moi-même après plusieurs visites au site entre 2015 et 2018, j’ai aussi trouvé, toujours dans les thermes mais cette fois-ci dans l’abside nord, deux épitaphes chrétiennes différentes de celles trouvées par Carcopino (voir photos ci-dessous). Or, ces épitaphes, par leur écriture et style, doivent certainement remonter au IVème et Vème siècles. Cela peut nous permettre de faire une conjecture assez probable : l’édifice à deux absides (thermes ?) aurait pu être construit moitié du IIIème siècle selon l’avis de Carcopino, mais rien n’empêche d’affirmer, par la suite, que dans la ville déjà chrétienne au IVème, les chrétiens avait réutilisé et transformé l’endroit en église.
Voici les deux épitaphes trouvées par Carcopino:
I S I I L
SNA · VIXIT · IN PACE
FIDELIS · ANNS LXX RECESSIT
DIE XII ΚAL M I A S ·/////////
( …sna vixit in pace \ fidelis ann[i]s LXX recessit \ die XII Kal (endas) M[a]ias …)
…II
…SA IN
PACE
(…sa in pace.)
Voici les deux épitaphes trouvées par moi-même:
(…Fortunata vixit in pace… in die VII K (alendas) Ianus)
La prédication de saint Augustin à Thignica
Pour les chrétiens, ce qui donne à Thignica une grande importance comme lieu de pèlerinage c’est le séjour et l’extraordinaire prédication de saint Augustin aux habitants de la ville[4]. Il s’agit d’un sermon qui fait partie de la section inédite du recueil augustinien de la chartreuse de Mayence qui reproduit au même temps un manuscrit de l’abbaye de Lorsch toujours en Allemagne. Voici la présentation de l’homélie dans les deux versions de Mayence et Lorsch :
Version Mayence n° 54 (Mainz I 9, f. 162-173) ; «De apostolo : O altitudo diuitiarum sapientiae et scientiae dei [et cetera], et de versu psalmi quinquagensimi noni : Deus reppulisti nos et destruxisti nos, et de uersu psakni centensimi octaui decimi : Bonum mihi quoniam humiliasti me ut discam iustificationes tuas»
Version Lorsch 8 : «Habitus Tignicae de apostolo : O altitudo diuitiarum sapientiae et scientiae dei, et de psalmo LVIIII: Deus reppulisti nos, et de psalmo CXVIII : Bonum est mihi quod humiliasti me ut discam iustificationem».
Augustin commente d’abord l’épître et le psaume du jour :
Rm 11, 32-36 : Dieu, en effet, a enfermé tous les hommes dans le refus de croire pour faire à tous miséricorde. Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la connaissance de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen ;
Ps 59, 3 : Dieu, tu nous as rejetés, brisés ; tu étais en colère, reviens-nous !
Et il montre ensuite la parfaite cohésion. Mais les urgences de la lutte contre les païens et les hérétiques (manichéens et donatistes) l’amènent ensuite à traiter brièvement une série d’autres thèmes : grandeur de l’incarnation et de la passion, mise en garde contre les faux maîtres, véracité des Écritures, accomplissement historique des prophéties, universalité (catholicité) de l’Église. Le sermon s’achève par l’évocation de la tunique sans couture (Jn 19, 23), classique dans la polémique anti-donatiste de l’époque, et par l’exploitation, elle aussi courante, de la formule liturgique : « Sursum cor ». Tout se passe comme si Augustin, confronté à un public inhabituel, cherchait, en un seul sermon, à armer ses auditeurs contre les mauvais bergers : ce qui pourrait expliquer à la fois la densité du message et le caractère très lâche de la composition.
D’après la rubrique conservée dans le catalogue de Lorsch, Augustin faisait alors étape à Tignica, en Proconsulaire intérieure, à mi-chemin entre Abitina et Musti. Ces localités ne sont pas situées sur la route directe de Carthage à Hippone, mais sur celle qui conduit de la métropole à Thagaste en Algerie et Thubursicu Numidarum. Il est sûr qu’Augustin a emprunté au moins deux fois cet itinéraire : d’abord vers 404, quand il effectua, dans les archives de cette région, une enquête sur le schisme maximianiste ; ensuite juste après le concile général du 13 juin 407, qui l’envoya en mission à Thubursicu Numidarum. Ainsi, Delbeau dans son étude est incliné à formuler la prédication en 404. Il explique :
« Augustin, ayant quitté Carthage après le concile général d’août 403, y retourne dès décembre sur les instances d’Aurélius ; il a renoncé pour cela à se rendre à un synode provincial de Numidie, que le primat Xanthippe avait convoqué à Cirta pour le 28 janvier. L’embuscade tendue contre sa personne, et que relate la biographie de Possidius, daterait de cette période, car elle est évoquée dans un sermon-fleuve prononcé le jour des calendes de janvier. Augustin est encore à Carthage le 23 janvier. Pour rentrer dans sa ville épiscopale, il choisit une route très méridionale, parce qu’il souhaite effectuer, dans les archives de plusieurs bourgades de Proconsulaire, une enquête sur le schisme Maximianiste[5]. Cela lui procure l’occasion de prêcher à Tignica, puis à Boseth, où il fait état de l’entrée solennelle d’Honorius à Rome, survenue le premier janvier 404. Il se rend de nouveau à Carthage pour le concile de juin 404. Dans un sermon prêché le 29 juin, figure une nouvelle allusion, mais plus vague, à l’embuscade que lui ont tendue les circoncellions. De façon générale, l’horizon intellectuel de cette prédication est constitué par le De catechizandis rudibus, le De consensu euangelistarum (cf. Lorsch 1), et le Contra epistulam Parmeniani ».
Quel était l’argument de la prédication de saint Augustin ?
Abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu. Que ses décrets sont insondables. Ce qui justifie l’exclamation de Paul (Rm 11, 33) est le verset précédent : Dieu a enfermé tous les hommes dans l’incrédulité pour faire à tous miséricorde. De la même manière, le psalmiste associe colère et clémence divines (Ps 59, 3) : Tu nous as repoussés et détruits, tu étais irrité et tu as eu pitié de nous. L’orgueil de la créature a suscité la colère du créateur. Mais cette colère est en fait miséricorde, car l’abaissement de l’homme lui est profitable (Ps 118, 71) : II est bon pour moi que tu m’aies humilié, afin que j’apprenne ta justice. L’amour paternel peut aussi se manifester dans le châtiment des fils coupables. La société humaine comporte des maîtres, des esclaves et des esclaves d’esclaves : telle est la relation qui existe entre Dieu, les êtres spirituels et les créatures corporelles. Pour châtier l’homme, son serviteur, Dieu l’a rendu mortel et le livre aux tourments du corps. Quand ce dernier te sert, il montre que tu es son maître ; quand il te résiste, il signale que tu as aussi un maître. Le Christ, bien qu’il fût sans péché, a assumé les souffrances humaines. C’est avec une chair semblable à la nôtre qu’il est mort et ressuscité, afin que nous ayons des motifs de consolation et d’espérance. Ne fais pas comme les païens ou les hérétiques, qui récusent ou ridiculisent l’abaissement du Christ. Ses blessures comme ses cicatrices étaient véritables, sa naissance n’eut rien d’impur, et ce fut librement qu’il se livra à la mort. L’humilité du Christ est le remède de notre orgueil.
Garde la foi en l’évangile : nos corps deviendront semblables à ceux des anges.
L’expansion actuelle de l’Église est l’accomplissement de la promesse faite jadis à Abraham. Si Dieu a tenu parole à l’égard d’un individu, pourquoi romprait-il ses engagements vis-à-vis de l’humanité ? Le Christ a racheté par son sang l’univers entier. En son nom, certains accaparent une portion de son héritage. Ils ont pu partager certains de ses vêtements, mais non sa tunique, parce qu’elle était tissée d’une pièce à partir du haut. Seuls, ceux qui élèvent leur cœur vers les réalités spirituelles appartiennent à cette tunique indivisible.
Voici donc, pour les plus érudites, le dernier paragraphe sur la tunique sans couture du Christ de l’extensive et belle homélie de saint Augustin. Nous ne possédons que son original en latin :
« 18. Modo irruit inimicus possessor, et hoc sub nomine Christi. Potest dividere aliquas vestes Christi; tunicam illam nemo dividet, quae desuper texta est. Diviserunt, inquit, sibi vestimenta mea et super vestimentum meum miserunt sortem. Et dicit evangelista : Erat ibi quaedam tunica desuper texta, et dixerunt inter se qui crucifixerunt dominum ; ‘Non eam dividamus, sed sortem super eam mittamus. Non est posita in divisione, praeter divisionem fuit tunica illa. Quare praeter divisionem fuit tunica illa ? Quia desuper erat texta. Significatum est quare non meruit dividi desuper texta. Quid est quod desuper texitur ? Unde nobis dicitur ‘sursum cor’. Itaque qui sursum habet cor, dividi in partes non potest, quia ad illam tunicam quae non potest dividi pertinebit. Ergo, fratres mei, ista tunica sorte obvenit ipsi domino nostro lesu Christo, quia sors ipsius est hereditas ipsius. Et cum ipsius esset hereditas, emit eam. Ivi autem qui divisi sunt ad alias vestes Christi possunt pertinere, quia omnibus indutus est ille. Omnes qui credunt in eum, quoquomodo induitur illis. Sed quicumque quaerunt honores terrenos, commoda temporalia, phantasias corporales, non sunt desuper texti, quia saecularia desiderant. Ipsi ergo possunt dividi. Tunica vero illa quae desuper texta est, in divisionem non potest venire. Gaudete vos ad eam pertinere, qui germina catholicae estis. Interrogate cor vestrum si a Christo non quaeritis nisi regnum caelorum : non vana, non temporalia, non imagines corporeas, non ea quae delectant in isto saeculo et in hac terra. Cum vos interrogaveritis, respondet vobis conscientia vestra ‘sursum cor’ habere. Et si ‘sursum cor’ habetis, desuper texti estis ; si desuper texti estis, dividi non potestis ».
P. Silvio Moreno, IVI
[1] Cf. S. AOUNALLAH et L. CAVALIER, Chroniques des activités archéologiques de l’école française de Rome : Thignica, rapport sur les missions effectuées en 2012. Institut national du patrimoine (Tunisie), Ministère des Affaires étrangères et européennes (France), Ausonius (UMR 5607 CNRS/Université Bordeaux 3) ; https://journals.openedition.org/cefr/1028.
[2] S. LANCEL, Actes de la Conférence de Carthage en 411, t. 4, Paris, 1991, (Sources chrétiennes, 373), p. 1497 et carte finale.
[3] Cf. J. CARCOPINO, Une mission archéologique à Aïn-Tounga (Tunisie). In : Mélanges d’archéologie et d’histoire, T. 27, 1907. pp. 23-64.
[4] Cf. F. DOLBEAU, Nouveaux sermons de saint Augustin pour la conversion des païens et des donatistes, Revue des Études Augustiniennes, 37 (1991), 261-306. O. PERLER et J.-L. MAIER, Les voyages de saint Augustin, Paris, 1969, p. 410-411.
[5] Dans sa polémique contre les Donatistes saint Augustin mentionne souvent le schisme maximianiste (séparation dans l’Eglise donatiste entre Primien, évêque donatiste de Carthage, qui était le chef des Numidiens et Maximien, un diacre disciple de Donat, qui représentait les donatistes « orthodoxes » des cités romano-puniques et de la côte tunisienne), non pour le combattre, mais pour s’en servir comme d’un argument, et d’un argument, à ses yeux, sans réplique contre ses adversaires. Il n’en approuve pas pour autant ce schisme qui troublait et affaiblissait l’Eglise rivale donatiste. Ce n’est donc pas aux Maximianistes comme tels qu’Augustin s’intéresse mais à l’événement que fut leur schisme. : il s’en est fait l’historien, au vrai sens du mot, appuyant ses dires sur des faits dûment établis par des témoignages contrôlés, par des actes officiels soit de l’Eglise soit des pouvoirs publics, ne négligeant ni de prouver leur authenticité ni d’en découvrir la date exacte. C’est sans doute lui qui a inspiré aux Pères du Concile de Carthage de septembre 401 la décision d’établir le dossier le plus complet possible du schisme maximianiste. (cf. A. C. de VEER, L’exploitation du schisme maximianiste par saint Augustin dans sa lutte contre le Donatisme, études augustiniens de Paris).