Introduction
Sousse, ancienne Hadrumetum, en Tunisie, connait déjà au IIème siècle une présence chrétienne forte et vivante. On sait qu’en 251 le Collège d’Anciens de Sousse demanda conseil à celui de Rome. Des vestiges témoignent d’une présence chrétienne bien antérieure.
Mais ce que nous voulons remarquer aujourd’hui c’est sans doute l’un des joyeux de l’archéologie chrétienne de l’Afrique du Nord: les catacombes chrétiennes de Sousse. Les catacombes de Sousse sont une nécropole chretienne souterraine située à l’ouest de la médina. Elles furent découvertes en 1888 par le colonel Vincent. Aménagées en sous-sol vers la fin du ier siècle par les chrétiens pour y inhumer leurs morts, les catacombes se présentent sous la forme de 240 galeries s’étendant sur cinq kilomètres et qui contiendraient près de 15.000 sépultures. Au nombre de quatre dont trois complètement fouillées, les catacombes du Bon Pasteur, d’Hermès et de Sévère, elles sont mieux conservées que les catacombes de Rome.
Celles du “Bon Pasteur”, ouvertes au public, s’étendent sur 1,6 kilomètre et comportent environ 6.000 sépultures creusées dans les parois et superposées sur plusieurs étages. Elles étaient fermées par des tuiles ou des dalles de marbre sur lesquelles sont parfois tracés, à la pointe ou avec un pinceau, les noms des défunts. Les corps étaient ensevelis dans un linceul et parfois noyés dans de la chaux. À intervalles plus ou moins réguliers, on note la présence de niches qui accueillaient des lampes à huile avec une extraodinaire simbolique chretienne et eucharistique. Quand de nouvelles galeries étaient ouvertes, la terre était reportée dans des galeries désaffectées, ce qui a contribué à leur bonne conservation.
Quelques inscriptions, dont le Bon Pasteur et la mosaique d’Hermés, et des objets qui formaient le mobilier funéraire sont aujourd’hui conservés au musée archéologique de Sousse. Il ne faut pas oublier que c’était également un espace de création artistique sacrée: épitaphes et gravures sur marbre représentant des symboles sacrés, ainsi par exemple le plus connue: le Bon Pasteur.
Aux environs de l’an 300, un chrétien, pour orner une tombe, dessina au poinçon sur marbre blanc une image du Bon Pasteur, la plus ancienne connue en Afrique du Nord. Il porte sur ses épaules un bélier à la queue large de la race ovine locale.
Voici ce que dit sur les catacombes de Sousse M. Jean Tommy-Martin dans les « promenades dans les villes antiques de la Tunisie » : « Elles furent explorées au débout du siècle par l’Abbé Leynaud, curé de Sousse, ensuite évêque d’Alger. Elles comptent plusieurs kilomètres de parcours, deux cent galeries et plus de 15.000 tombes. Mieux que dans les catacombes de Rome, on distingue les tombes dans les parois latérales. Il y a trois tombes superposées dans la hauteur de la galerie, sans parler de celles qui sont dans le sol de la galerie. Dans une des tombes latérales on distinguait encore, il y a quelques-années, les ossement d’une jeune femme enterrée avec ses trois petits enfants, probablement tous les quatre victimes d’une épidémie. Pour empêcher l’effondrement du toit des galeries, on les a fortifies par des cadres de béton armé. Malgré ces retouches, les Catacombes conservent un aspect d’un exceptionnel intérêt ».
L’abbé Leynaud, s’était du reste inquiété de leur mauvais était et en 1927 avait contacté le Président de la Société d’Archéologie de Sousse pour lui dire que peu à peu, ces vénérables ruines elles-mêmes périssent. Aujourd’hui elles sont en restauration et donc fermée au public. Le parcours ouvert aux touristes et pèlerins est d’une centaine de mètres. Nous préparons actuellement une publication sur ces catacombes d’après les études de M. Carton et l’abbé Leynaud. Néanmoins nous voulons nous inspirer de ces catacombes, unique exemplaire en Tunisie, pour parler sur le culte chrétien des morts en Afrique du Nord: la sépulture chrétienne, la dévotion et la prière pour les morts.
Définition de la terminologie
Pour les moins compétentes dans la matière commençons par définir les mots clés de cet ’article :
Âme chrétienne: L’âme (du latin anima, «souffle, respiration») désigne le principe vital de toute entité douée de vie (homme, animal, végétal), pour autant que ce principe puisse être distingué de la vie même. L’Eglise Catholique enseigne que dans l’homme chaque âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu au moment de la conception et qu’elle est immortelle: elle ne périt pas lors de sa séparation du corps dans la mort, et elle s’unira de nouveau au même corps lors de la résurrection finale[1].
Catacombes : Les catacombes naissent à Rome vers la fin du IIème et le début du IIIème siècle après Jésus-Christ, avec le pape Zéphyrin (199-217). Les Etrusques, les Juifs et les Romains avaient déjà l’habitude d’ensevelir leurs défunts dans des souterrains mais, avec le christianisme, virent le jour des cimetières beaucoup plus complexes et plus vastes, pour accueillir toute la communauté dans une même nécropole. Le mot antique pour désigner ces monuments est coemeterium, qui vient du grec signifiant «dortoir», en soulignant ainsi le fait que, pour les chrétiens, la sépulture n’est autre qu’un moment provisoire, en attendant la résurrection finale. Le mot catacombe, étendu à tous les cimetières chrétiens, définissait anciennement uniquement le complexe de Saint-Sébastien sur la Via Appia à Rome. La catacombe plus méridionale est celle d’Hadrumetum (Sousse) en Tunisie[2].
Crypte: L’étymologie du mot crypte (cacher) indique assez bien sa signification. Les premières cryptes (aussi appelées anciennement crutes, croutes ou grottes) ou grottes sacrées ont été taillées dans le roc ou maçonnées sous le sol, pour cacher aux yeux des profanes les tombeaux des martyrs; plus tard, au-dessus on éleva des chapelles et de vastes églises; puis on établit des cryptes sous les édifices destinés au culte pour y renfermer les corps des saints recueillis par la piété des fidèles[3].
Épitaphe: Une épitaphe (du grec ἐπιτάφιος / epi, «sur» et táphios, «tombeau») est une inscription funéraire, placée sur une pierre tombale, une dalle de marbre, une mosaïque tombale ou un monument funéraire.
Martyrium: Un martyrium est un édifice religieux construit sur un site qui témoigne de la foi chrétienne, soit en se référant à un événement dans la vie ou la Passion du Christ, soit en abritant le tombeau d’un martyr. Il n’a pas à l’origine de plan architectural standard mais il a souvent adopté le modèle architectural des mausolées païens, à plan centré et symétrique[4].
Purgatoire: «Ceux qui meurent dans la grâce et l’amitié de Dieu, mais imparfaitement purifiés, bien qu’assurés de leur salut éternel, souffrent après leur mort une purification, afin d’obtenir la sainteté nécessaire pour entrer dans la joie du ciel. L’Église appelle Purgatoire cette purification finale des élus qui est tout à fait distincte du châtiment des damnés»[5].
Paradis: Le paradis est un concept important présenté au début de la Bible, dans le livre de la Genèse. À travers les Pères de l’Église tel que Tertullien ou saint Jérôme, le latin calque le grec pour désigner le jardin donné à Adam et Ève par Dieu lors de l’épisode de la Création et le «séjour des justes» au Ciel s’opposant à l’enfer. Avec saint Augustin, le terme en latin évoque dès lors de manière plus imagée et plus large un «lieu de bonheur spirituel auprès de Dieu»[6].
Reliques: Le mot «reliques» vient du latin reliquiae, qui signifie littéralement «ce qui reste» et qui était employé en particulier pour désigner les cendres ou le corps d’un mort. En français moderne, il n’est plus employé que pour désigner le corps des saints, une partie de celui-ci, des objets qu’ils ont utilisés, auxquels l’Église rend un culte de simple vénération[7].
Sarcophage: Le mot français sarcophage vient du latin sarcophagus désignant le tombeau. Il s’agit d’un emploi substantivé de l’adjectif sarcophagus (du grec σαρκοφάγος (sarx désignant la chair, phagein, manger) et veut dire «mangeur de corps ou de chair».
Sépulture dans les catacombes
Les premiers cimetières chrétiens furent les catacombes qui se trouvaient d’ordinaire dans les propriétés des chrétiens riches. Ces galeries souterraines sont garnies, à droite et à gauche, de tombeaux (loculi) superposé, qui ressemblent à des tiroirs. Au centre de la catacombe pouvait se trouver, dans une chapelle, le tombeau d’un saint martyr ; les autres ont été creusés au fur et à mesure parce que les chrétiens désiraient beaucoup être enterrés auprès des saints, pour ressusciter avec eux au dernier jour.
Ces galeries sont très obscures. On les éclairait un peu avec des lampes suspendues au plafond ou à coté de tombeaux; on voit encore ici et là la trace de la fumée qui s’en dégageait. Plus tard on ouvrit des soupiraux appelés « lucernaires ».
On enfermait les corps dans les tombeaux après les avoir soigneusement parés. On plaçait près de martyrs les instruments de leur supplice, ou bien des linges teints de leur sang, ainsi par exemple en a retrouvé dans le tombeau de sainte Cécile aux catacombes de saint Calixte à Rome.
Dans la plupart des tombeaux encore intacts, on trouve des objets de toutes sortes, instruments de métier et même jouets d’enfants. On y trouve aussi des ampoules de verre qui renferment du sang séché : il est probable que c’est le sang des martyrs recueilli avec dévotion et déposé là comme une relique très précieuse.
On fermait les tombeaux avec des plaques de marbre ou avec de larges dalles. On y gravait ensuite des inscriptions qui sont souvent très touchantes. En voici un exemple: Sois dans la paix du divin poisson ! Puisses-tu vivre dans la gloire de Dieu et la paix de XP Ici repose en paix, pour une hospitalité passagère, le corps d’Amantia. A un fils incomparable qui, ayant vécu dix-sept ans, a rendu son ame dans la paix du Seigneur. Petite colombe sans fiel ! Petite âme innocente !
Les catacombes ont été en partie comblées, mais avec l’effort des archéologues elles sont été dégagées. Rien n’est plus émouvant que de les visiter. On y trouve un silence extraordinaire ; les voix sont assourdies, on se sent loin de tout, et rien n’y a changé depuis 1900 ans ! A tout instant l’on croit qu’au détour de la galerie vont apparaitre quelques-uns de ceux qui vécurent là, jadis, et qui, en procession, avec des chants de joie, y apportaient en secret le corps des martyrs.
Sépulture dans les églises et autour des églises
On enterra parfois les chrétiens dans les églises mêmes ; c’est pourquoi il y a beaucoup de tombeaux et dalles funéraires couvertes d’inscriptions et de figures dans les anciennes églises ; elles en étaient parfois entièrement pavées. En effet la plupart des basiliques chrétiennes découvertes en Tunisie avaient des tombeaux dans leur intérieur. Mais les enterrements se firent surtout autour des églises, dans l’atrium ou cour qui les précédait et prit alors le nom de « Parvis » ou « Paradis » (là reposent les corps dont les âmes sont au Paradis). Le cimetière (mot grec qui signifie « dortoir ») entoura donc longtemps les églises : comme elles, il était une terre sainte où ne pouvaient reposer que les corps des bons chrétiens ; les autres étaient enterrés à part. Autre fois, surtout en Europe, dans les campagnes les cimetières sont généralement autour des églises ; dans les villes ils en sont maintenant éloignés. Les parvis des églises sont souvent d’anciens cimetières : ainsi par exemple la place Saint-Sulpice à Paris.
Sépulture dans les cimetières à ciel ouvert[8]
Mais pourquoi en Afrique du nord nous ne trouvons pas beaucoup de catacombes ? Pour répondre à la question il est important de savoir que les communautés chrétiennes des premiers siècles étaient organisées et traitées par les romains d’après les lois qui réglaient l’existence des collèges funéraires. Il semble que les lieux de réunions aient été établis dans les cimetières qui attiraient particulièrement l’attention. Il ne faut pas oublier que la persécution de 203 (martyre de Perpétue et Félicité et compagnons) éclate justement pour la question des cimetières chrétiens.
En Afrique, dû aussi à l’inconsistance du terrain les catacombes sont exceptionnelles, ainsi les chrétiens étaient obligés de se retrouver dans des cimetières à ciel ouvert et pour cela plus exposés. On les appelait, au féminin, « areae ». Celles de la communauté par exemple de Carthage nous sont connues. Elles étaient situées ainsi que l’exigeaient les lois romaines, hors de l’enceinte des villes afin que celles-ci ne fussent pas souillées au contact des cadavres. Les fidèles de Carthage se trouvaient ainsi rassemblés pour leur sommeil éternel dans un terrain au nord de Byrsa, le long et en dehors d’un vieux mur d’enceinte qui séparait de la ville proprement dite le faubourg de Megara. L’area s’étendait depuis le village actuel de la Malga jusqu’à Bordj-Djedid. Là reposèrent des milliers de chrétiens parmi lesquels il a dû s’en trouver d’illustres. Les plus anciens documents nous décrivent l’édification des lieux de réunions pour les fidèles sur les cimetières. A Carthage, au début du IVème siècle, la basilica novarum était construite sur un cimetière, les areae novae.
Exemple d’areae dans la Basilique Maiorum à la Marsa en Tunisie (la confession est le tombeau de Perpétue et Félicité)
Les areae africaines comprenaient deux parties distinctes : l’hortus, où s’entassaient les tombes, et l’area martyrum qui contenait sous un édicule les corps des martyrs. Autour de l’édicule les cadavres étaient accumulés ou superposés. Au-delà de l’enclos, les corps s’espaçaient dans l’hortus qui ne communiquait avec l’enclos que par une seule porte. C’était là, primitivement et en période de persécutions, que les domaines funéraires restaient seuls accessibles aux fidèles qui se réunissaient. Là se trouvait la mensa du martyr, c’est-à-dire la dalle en forme de table qui recouvrait son tombeau. La Basilique Damous el-Karita de Cartage en est un bel exemple. Cette basilique nous offre un enclos demi-circulaire, à ciel ouvert, entouré de portiques et un trichorum où chacune des absides renfermait probablement une mensa martyr. Evidemment, cet atrium de Carthage a été reconstruit au moment où l’on éleva la basilique; mais, selon toute apparence, pour ne point toucher aux tombes de martyrs, on y a reproduit le plan de l’area primitive.
La fête de martyrs et culte des morts en Afrique du Nord[9]
Finalement parlons sur quelques caractéristiques du culte de martyrs et des morts pour les chrétiens des premiers siècles. Les anniversaires de la mort des «confesseurs»[10] et des «martyrs», dont les fidèles prennent soigneusement date pour faire des services commémoratifs, débutent déjà le cycle des saints dans l’année liturgique. Ils sont ensevelis sous l’autel, «sed et interim sub altare martyrum animae placidum quiescunt»[11].
On aime à choisir une place de sépulture auprès d’un martyr; leurs reliques sont précieusement gardées. On se rend même en pèlerinages sur leurs tombeaux et l’on y fait brûler des cierges. On leur dédie, comme nous l’avons déjà dit, des «mensa», sorte de tables de pierres sur lesquelles on fait aux pauvres des donations de pain et d’autres aliments. Voir l’exemple de la «mensa Cypriani», sur le tombeau du martyr saint Cyprien, objet de prédication de saint Augustin, ou bien dans la basilique Damous el-Karita dans le trichorum[12].
Au culte de martyrs, en réalité, précède le culte des morts et lui sert, en quelque sorte, d’introducteur. Pour les chrétiens tous les fidèles qui sont morts dans le Seigneur sont auprès de Dieu, dans le purgatoire; on reste en communion avec eux; leurs corps sont embaumés et confiés à la sépulture. On garde leur souvenir, leurs noms sont écrits auprès de Dieu. On emploie l’encens à leur sépulture. On prie pour les morts. On offre la sainte messe à l’anniversaire de leur mort. «Ceux qui sont indignes sont privés de ces prières et leur nom même n’est pas prononcé dans la prière du prêtre à l’autel»[13]. Il ne faut pas pleurer les morts qui meurent dans le Seigneur, ni prendre des vêtements noirs, car dans le ciel ils sont revêtus des ornements blancs, «ils vivent auprès de Dieu» dira saint Cyprien.
Sur la tombe des morts on met des inscriptions qui rappellent leur foi en Dieu et au Christ. Particulièrement en Afrique nous voyons toujours l’inscription «in pace» avec un sens diffèrent. De Rossi, archéologue de Rome, dans la dissertation «De Titulis Carthaginiensibus»[14] remarque que l’in pace, qui, à Rome et presque partout, a le sens de in pace (obiit – il est mort en paix), en Afrique il prend le sens de in pace (vixit- il vit en paix). Les différentes épitaphes chrétiennes avec l’inscription «IN PACE VIXIT», trouvées en Tunisie, manifestant de cette manière que le fidèle défunt désormais vit dans la paix éternelle.
Finalement, il faut savoir aussi que la prière pour les morts prend à l’époque de saint Augustin de nouveaux développements. Saint Augustin revient plusieurs fois dans ses ouvrages sur la prière pour les morts, sur l’oblation du sacrifice. Il nous décrit l’embaumement, la pompe funèbre, les rites, etc. A propos de la mort de sa mère, sainte Monique, il nous montre Evodius prenant le psautier des mains de l’enfant que ses pleurs empêchent de chanter et chantant lui-même le psaume 100, auquel tous ceux qui sont présents répondent par le verset : «Misericordiam et judiciam cantabo tibi, Domine». «Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements (Ps. 100, 1)». On offre le sacrifice de la messe pour la défunte, on pose le cadavre auprès du sépulcre avec des prières, «mais pas une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et l’esprit troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne m’écoutiez pas, afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur l’âme même qui ne se nourrit plus de la parole de mensonge »[15].
Les prières de l’enterrement étaient autrefois « joyeuses ». On refusait le concours des pleureuses que les païens payaient pour se lamenter bruyamment. Les chrétiens considéraient la mort comme la naissance à la vie bienheureuse du ciel : ils s’en réjouissaient donc devant Dieu. On appelle encore le jour de la mort d’un saint son jour natal. Apres l’enterrement, on offrait aux pauvres un banquet de charité ou agape. Plus tard, au Moyen Age, les cérémonies de la sépulture se compliquèrent beaucoup et les prières devinrent tristes, parce que les chrétiens vivaient moins saintement et que le jugement de Dieu était pour eux plus redoutable.
Saint Augustin et les soins dûs aux morts
Un petit traité de saint Augustin «De cura pro mortuis», vers 421, serait à commenter tout entier[16]. Il est très important pour nous aider à comprendre la valeur de l’épigraphie chrétienne dans la liturgie des premiers siècles[17]. Il est consacré à éclairer la pitié des fidèles en leur montrant qu’il ne suffit pas de se faire enterrer auprès d’un saint, mais qu’il est plus important de bien vivre la vie chrétienne; il démontre que les martyrs intercèdent pour nous, il atteste qu’il faut prier pour les morts, comme le fait toute l’Eglise. En voici quelques extraits :
«Je suis votre débiteur depuis longtemps, cher collègue dans l’épiscopat, vénérable Paulin ; car il y a longtemps que vous m’avez fait remettre une lettre par les gens de notre très-religieuse fille Flora, pour me demander s’il est utile à quelqu’un qui est mort que son corps soit enseveli auprès du tombeau d’un saint. La veuve susnommée vous avait fait une demande de ce genre pour son fils décédé dans votre pays; et vous lui avez répondu par une lettre de consolation, lui annonçant en même temps que le vœu de sa piété et de son amour maternel était accompli, et que le cadavre du fidèle jeune homme Cynégius était déposé dans la basilique du bienheureux confesseur Félix.
A cette occasion vous m’avez écrit à moi-même, par les messagers porteurs de la lettre destinée à la veuve. En me soumettant la question, vous me demandez de vous faire connaître mon opinion, sans me taire la vôtre. A votre avis, ce ne sont pas de vains sentiments qui portent les âmes religieuses et fidèles à rendre ces sortes de soins à leurs morts. Vous ajoutez de plus qu’on ne peut taxer de vaine pratiques la coutume universelle dans l’Eglise d’adresser des supplications pour les défunts; et vous croyez pouvoir aussi conclure de là qu’il est utile à un homme, après la mort, que la piété de ses proches pourvoie à l’inhumation de son corps en choisissant un lieu de sépulture tel, qu’il apparaisse qu’on réclame pour lui le secours des saints.
Cela posé, vous vous objectez ce que dit l’Apôtre : « Nous comparaîtrons tous devant le tribunal du Christ, pour être traités chacun selon ce que nous aurons fait dans notre corps, de bien ou de mal» ; et vous dites que vous ne voyez pas bien comment ce texte peut s’accorder avec notre opinion. Car cette sentence de l’Apôtre nous avertit que ce qui peut être utile après la mort doit être avant la mort, et non pas alors que le moment sera venu de recevoir en proportion de ce que nous aurons fait avant de mourir. Mais voici la solution : c’est qu’il est une manière de vivre par laquelle on mérite, durant la vie du corps, que les soins donnés aux morts soient utiles ; et c’est en ce sens que les actes religieux qu’on fait pour eux après la vie du corps, les aident selon ce qu’ils ont fait durant cette vie du corps. Car il en est qui ne retirent aucune aide de ce qu’on fait pour eux; savoir ceux qui ont fait tant de mal qu’ils sont indignes d’être ainsi secourus, et ceux qui ont fait de bien qu’ils n’ont plus besoin de cette sorte de secours. Ainsi le genre de vie que chacun a mené durant la vie du corps, est la cause de l’utilité ou de l’inutilité de tous les pieux devoirs qu’on peut leur rendre après cette vie. En effet, s’ils n’ont acquis en-deçà du tombeau aucun mérite en vertu duquel ces devoirs peuvent leur être utiles, vous ne leur en trouverez pas davantage au-delà.
Donc, d’une part, ni l’Eglise, ni les familles ne font une chose vaine en entourant les défunts de tant de soins religieux; et d’un autre côté, chacun n’en est pas moins traité selon ce qu’il a fait de bien ou de mal durant la vie du corps, et le Seigneur le rend à chacun selon ses œuvres. Car si les soins pieux sont utiles à quelqu’un après la mort, c’est qu’il l’a mérité durant cette vie.
« …Lorsque la fidèle mère d’un fils défunt a désiré voir le corps déposé dans la basilique du martyr, elle s’est persuadée certainement que les mérites du martyr viendraient en aide à l’âme. Or cette persuasion équivalait à une supplication; c’est là ce qui fut utile au mort, et rien autre chose. Elle va maintenant par la pensée visiter ce tombeau, et elle recommande de plus en plus son fils dans ses prières comment, en cela, l’esprit du mort est-il aidé? est-ce le lieu où est le corps mort qui l’aide? Non; c’est le vivant amour de sa mère qu’excite le souvenir du lieu. Car elle pense à la fois et à celui qu’elle recommande, et à celui à qui elle le recommande; et ce double souvenir n’émeut pas en vain cette âme religieuse.
En effet, ceux qui prient font avec les membres de leurs corps des gestes en harmonie avec les supplications ils ploient les genoux, ils étendent les mains, ils se prosternent sur le sol, et d’autres mouvements visibles semblables, quoique leur volonté invisible et l’intention cachée au fond de leur cœur soient connues de Dieu, et qu’il n’ait pas besoin de ces signes pour lire dans l’âme humaine comme dans un livre ouvert. Cependant c’est ainsi que l’homme s’excite lui-même à prier et à gémir avec plus d’humilité et de ferveur. …De même, celui qui adresse à Dieu des supplications pour l’âme d’un des siens qui est mort, s’intéresse vivement au lieu où il déposera le corps; un premier sentiment d’affection choisit un lieu sanctifié, et lorsque le corps y est déposé, le souvenir du lieu sanctifié, renouvelle et augmente à son tour ce sentiment d’amour qui a précédé et produit le choix de la sépulture.
Mais lors même que cette âme religieuse ne peut inhumer celui qu’elle aime, dans le lieu qu’elle préfère, elle n’en doit pas moins continuer les supplications nécessaires et ne pas, cesser de le recommander. Peu importe le lieu où gît ou ne gît pas la chair du défunt c’est à son esprit qu’il faut procurer le repos. Lorsque l’esprit est sorti de la chair, il a emporté avec lui le sentiment, par lequel seul il est possible de s’intéresser au sort heureux ou malheureux de quelqu’un. Ce n’est donc pas de cette chair qu’il attend d’être aidé pour vivre; parce que c’est lui-même qui la faisait vivre, et il en a emporté la vie en en sortant, comme il la lui rapportera en y rentrant. Non, ce n’est pas la chair qui mérite pour l’esprit, c’est l’esprit qui mérite pour la chair jusqu’à la résurrection elle-même, et c’est lui qui la fera revivre soit pour le châtiment, soit pour la gloire ».
« Concluons. Soyons assurés que nous n’atteindrons les morts auxquels nous rendons des devoirs que par l’autel, la prière et l’aumône. Voilà les supplications solennelles et les sacrifices qui leur sont utiles. Sans doute ils ne profitent pas à tous, mais à ceux-là seulement qui ont mérité d’être ainsi secourus tandis qu’ils vivaient. Or, comme nous ne sommes pas à même de faire cette distinction, nous devons nous acquitter de ces devoirs envers tous ceux qui ont été régénérés, de peur d’omettre quelqu’un à qui ils peuvent et doivent être utiles. Il vaut mieux les rendre inutilement à ceux à qui ils ne peuvent ni nuire, ni profiter, que d’en laisser manquer ceux qui en profiteraient. Chacun doit s’en acquitter envers ses proches avec d’autant plus de soin qu’on en agit de même à son égard. Quant aux soins de la sépulture du corps, quels qu’ils soient, ils ne sont d’aucun secours pour le salut; mais c’est un devoir d’humanité, fondé sur ce sentiment en vertu duquel personne ne hait sa propre chair. Aussi doit-on, autant qu’on le peut, prendre ce soin de la chair de nos semblables lorsqu’ils l’ont délaissée. Ceux qui ne croient pas à la résurrection de la chair, ne manquent pas à ce devoir; à plus forte raison les fidèles doivent-ils le remplir à l’égard d’un corps, mort il est vrai, mais destiné à la résurrection et à une durée éternelle. N’attesteront-ils pas ainsi en outre cette foi à la résurrection? Quant à ensevelir les corps auprès des mémoires ou monuments des martyrs, je ne vois pas, pour moi, que les défunts puissent en retirer d’autre secours que celui de la pieuse affection qui les recommande au patronage des martyrs, et qui, à cette occasion, supplie pour eux avec plus de ferveur. Telle est la réponse qu’il a été en mon pouvoir de faire à la question que vous avez cru devoir me poser ».
P. Silvio Moreno, IVE
[1] Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n. 366.
[2] Cf. Les catacombes chrétiennes, site officiel du Vatican.
[3] Cf. DURAND, M. Paul, Rapport sur l’église et la crypte de Saint Martin au Val, à Chartres. Chartres, 1858.
[4] Cf. MARAVAL, Pierre, Lieux saints et pèlerinages d’Orient: histoire et géographie des origines à la conquête arabe. Cerf, 1985.
[5] Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, n. 1030-1032.
[6] Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, 1re partie, 2e section, chap 3, Article 12 « Je crois à la vie éternelle », II: le Ciel.
[7] Cf. MORENO, Silvio, «Le Reliquaire de la Cathédrale de Tunis», Tunis, 2014. www.blogcathedraletunis.com
[8] Nous suivons quelques idées de LECLERCQ H. L’Afrique chrétienne, t. I., Paris- 1904, pp. 54-62.
[9] Je suivrais ici librement quelques notions de la voix II. Afrique (liturgie anténicéenne de l’) dans le dictionnaire d’archéologie et liturgie de Dom Cabrol et Leclercq, pp. 594- 597.
[10] Ceux qui sont morts pour des raisons différentes que la persécution, mais qui durant la persécution ont dû subir des menaces et tortures terribles sans en mourir. La communauté chrétienne les considérait alors comme des témoins et confesseurs de leur foi.
[11] Cf. Tertullien, Scorpiace, c. XII.
[12] MORENO, Silvio, Carthage éternelle; un pèlerinage dans l’histoire et les ruines chrétiennes de Carthage. Tunis 2013, p. 59-60.
[13] Saint Cyprien, lettre LXVI.
[14] Cf. PITRA et DE ROSSI, De titulis Carthaginiensibus, p. 511.
[15] Cf. Saint Augustin, Conf. L. IX, c. XII.
[16] Ce traité fut écrit pour répondre à saint Paulin, évêque de Nole, qui avait demandé à l’auteur si la sépulture dans les églises des martyrs est de quelque utilité aux âmes des morts. Réponse : -Les morts eux-mêmes ne souffrent pas lorsque leurs corps sont privés de sépulture. -Le lieu où leurs corps sont ensevelit ne leur est pas utile par lui-même, mais seulement par occasion, en ce que le souvenir de ce lieu excite et augmente l’affection de ceux qui prient pour les morts. -Le soin d’ensevelir les morts vient du sentiment naturel d’affection que l’homme éprouve pour sa chair, et les saints martyrs n’y furent pas sensibles, parce qu’il est indifférent au bonheur ou au malheur. -Dissertation incidente sur les apparitions des morts aux vivants, pour réclamer la sépulture. -Plusieurs exemples de ces visions, pour montrer de quelle manière elles ont lieu. -Dernière question : les morts interviennent-ils dans les affaires des vivants ?
[17] Cf. TOURRET, G-M, «Etude épigraphique sur un traité de Saint Augustin », dans la Revue archéologique, 1878, t. XXXV, p. 140-155, 281-298.